elle marchait le dos courbé. La tête penchée, vers la terre.
Elle hésitait dans ses pas, tâtant le sol de son pied avant de le poser.
Elle ne cédait pas, continuait son avancée
tenue dans un équilibre fragile, une attention de tous les instants.
Elle allait
très âgée maintenant
elle était en chemin depuis longtemps.
Ses pas dans les pas de son père, venu rejoindre son demi-frère,
ici, en lorraine.
À pied, disait-on
traversant les alpes en se nourrissant de racines.
Une longue traversée depuis
la Vénétie
elle ne savait plus. Elle ne se souvenait plus.
Elle avait longtemps évité les souvenirs
et maintenant elle n’en avait plus
effacement de la mémoire dans une vie tournée vers un avenir
qu’elle forgerait
sortir de la fosse. Se dresser droite, respirer l’air
du nouveau pays qui serait le sien.
Se dégager d’une histoire dont elle ne voulait pas
désordre de la mémoire. Des remontées confuses.
L’école où elle levait toujours le doigt la première.
Les engelures l’hiver
qui lui avaient brûlé les chevilles.
L’épicerie où elle travaillait déjà,
presqu’encore une enfant.
Madeleine, son amie avec qui elle riait
disparition des visages. Mon père.
Aucune photographie ne lui rappelait
à quoi il ressemblait.
Trop âgé sur celle-là, trop jeune sur celle-ci.
Là, non plus, ce n’est pas lui.
Il s’appelait comment, demandait-t-elle
elle allait
dans une vie nue où les moments se succédaient,
déliés les uns des autres.
Chacun isolé dans son aplat temporel.
La mémoire ne les habitait plus
elle vivait
dans un éternel premier instant.
son visage avait la clarté des commencements
elle redevenait la petite fille qu’elle n’avait jamais été.
La jeune fille dans la fraîcheur d’une fin d’été,
debout sur le haut d’une échelle
adossée à un arbre dont elle cueillait les fruits
la jeune femme, les doigts écartés dans le V de la victoire,
debout sur un poteau
qui tenait la barrière séparant la lorraine de l’Allemagne.
frontière tombée à la libération
la mère, heureuse de son premier enfant. Son bébé. À elle.
La femme découvrant paris.
Enfin arrivée
elle fixait les objets autour d’elle.
Je suis où, demandait-elle